Mon Cerveau à l'école

Quelques éléments de sciences cognitives pour les enseignants et les parents

  • Kalulu, pour apprendre à lire et à calculer

    Notre laboratoire développe, depuis plusieurs années, le logiciel Kalulu d’apprentissage de la lecture et du calcul.

    Une version pilote du logiciel, avec tous les niveaux débloqués, est disponible gratuitement.

    Je télécharge le logiciel Kalulu

    Qui peut bénéficier de ce logiciel?

    Kalulu a été développé pour faciliter l’apprentissage du décodage en lecture, grâce à l’enseignement systématique des correspondances graphème-phonème.

    Il est donc optimalement adapté:

    – aux enfants de début de CP

    – aux enfants de fin de CP, de CE1 et au delà, s’ils éprouvent des difficultés à automatiser le décodage

    – aux enfants de Grande Section de Maternelle, s’ils ont déjà envie d’apprendre à lire

    Comment fonctionne la pédagogie Kalulu ?

    La pédagogie Kalulu pour la lecture est entièrement fondée sur l’enseignement explicite et systématique des correspondances graphèmes-phonèmes, dans un ordre optimisé pour tenir compte des statistiques et des difficultés de la langue française, et en faisant appel à des mots 100% décodables. Cette pédagogie correspond aux instructions du Ministère de l’Education Nationale.

    Kalulu comprend 20 jardins mentaux à parcourir.
    Dans chaque jardin, le chemin du haut fait apprendre les lettres, et le chemin du bas les chiffres. Voici l’exemple du jardin n° 5 !

    La recherche montre qu’en début du CP, l’enseignant doit se concentrer sur les correspondances graphèmes-phonèmes : chaque enfant devrait en avoir appris entre 12 et 14 dans les six premières semaines d’école. C’est pourquoi la pédagogie Kalulu se focalise sur le décodage.

    Dans Kalulu, chaque correspondance graphème-phonème est introduite de façon explicite. Le logiciel Kalulu s’appuie sur l’ordre rationnel issu de la base de données Manulex (www.manulex.org),  un corpus réalisé à partir de 54 livres pour enfants. L’apprentissage commence par les voyelles, puis les consonnes et quelques graphèmes très réguliers comme le ‘ch’. Une fois ces bases maîtrisées, on passe aux phonèmes qui sont représentés par plusieurs graphèmes différents, aux sons complexes, et aux correspondances qui sont plus rares en français. 

    Pour mieux comprendre et aller plus loin, téléchargez le guide de la pédagogie Kalulu (en format pdf).

    Comment le logiciel a-t-il été testé?

    Le projet LUDO est une étude grandeur nature de l’efficacité de la méthode Kalulu. Ce projet, qui se termine fin 2020, est financé par le programme d’Investissements d’Avenir Action : “Innovations numériques pour l’excellence éducative” volet Espace de Formation, de Recherche et d’Animation Numérique (eFRAN). Il fait l’objet de la thèse de Cassandra Potier-Watkins, sous la direction de Stanislas Dehaene.

    Une version précédente du logiciel (appelé Elan pour la Lecture) a été testée dans une étude randomisée contrôlée réalisée en CP dans l’Académie de Poitiers. Cette étude publiée a montré des résultats positifs sur la vitesse de lecture et sur la compréhension de phrase, en comparaison à un groupe contrôle qui utilisait un logiciel de jeux arithmétiques.

    L’étude Ludo, en cours de finalisation, a été réalisée en 2018-2019 chez près d’un millier d’enfants de maternelle dans les académies de Nice et de Poitiers. Egalement randomisée, elle a consisté à comparer les performances d’enfants de grande section de maternelle qui jouaient, soit à la version Lettres, soit à la version Chiffres, de Kalulu, 20 minutes par jour trois fois par semaine. Les résultats, encourageants, seront publiés dès que nous aurons suffisamment de recul sur le devenir de ces enfants en CP.

  • Un livre utile pour les enseignants et les parents!

    Télécharger maintenant!

  • Retrouvez les conclusions de l’analyse menée en 2018-2019 par le groupe de travail Pédagogie et manuels scolaires du Conseil scientifique de l’éducation nationale,en collaboration avec l’académie de Paris.

  • Extrait du Journal de France 2 : Apprendre à lire

    Francetvinfo

    Lecture au CP : enfin une enquête comparative Enquête Deauvieu.

  • Quel programme de lecture en primaire?

    Dans le cadre de la refondation de l’école, le Conseil supérieur des programmes de l’Education Nationale m’a récemment demandé une contribution écrite comprenant des recommandations relatives à l’enseignement de la lecture.

    Chercheur en sciences cognitives, j’ai préféré mettre brièvement par écrit, de façon nécessairement simplifiée, ce qui me parait être le consensus international sur l’acquisition de la lecture et l’optimisation de son enseignement. Il s’agit ici d’une synthèse personnelle, mais fortement étayée par la littérature scientifique. Je crains, ce faisant, de ne faire que répéter ce que beaucoup d’enseignants savent déjà, et que l’Observatoire National de la Lecture a largement diffusé depuis quinze ans – mais peut-être est-il utile d’y revenir une fois encore. 


    Maternelle : La préparation à la lecture

    La recherche montre que, dès la maternelle, trois variables prédisent la facilité avec laquelle l’enfant va apprendre à lire :

    –        Les compétences phonologiques de l’enfant

    –        Le vocabulaire oral de l’enfant

    –        La présence des livres dans son environnement, et leur valorisation

    L’école maternelle doit donc viser à enrichir l’enfant dans ces trois domaines. A ce stade, on ne saurait parler de « programme », mais seulement de jeux et d’activités choisis pour leur valeur pédagogique :

    –        Phonologie : Jeux de mots, marquage du nombre de syllabes des mots avec un instrument de musique, jeux de rime, ressemblances phonologiques, approximations (« mots tordus ») et distinctions entre les mots, repérage du premier son, etc.

    –        Vocabulaire : Imagiers, lectures orales, logiciels, puzzles et jeux exposant l’enfant à un vocabulaire enrichi et exigeant (rappelons qu’à cet âge, n’importe quel enfant apprend 10 à 20 mots par jour pourvu qu’il soit exposé à un langage oral riche et diversifié).

    –        Présence des livres : lectures quotidiennes par les enseignants et, tous les soirs, par les parents. Présence, dans toutes les classes, d’une bibliothèque de livres illustrés où l’enfant prend l’habitude de puiser chaque fin de semaine.

     


    CP : L’acquisition du décodage et du vocabulaire écrit

    La première année de la lecture doit se concentrer sur l’apprentissage du code alphabétique. Pour une langue semi-transparente telle que le français, il est réaliste (quoique exigeant) de viser qu’à la fin du CP, l’enfant sache (1) déchiffrer sans erreur pratiquement n’importe quel mot, connu ou inconnu, ainsi que n’importe quel pseudo-mot ; (2) comprendre le sens des mots connus qu’il déchiffre.

    Objectif 1 : Un déchiffrage précis et sans erreur.

    Pour y parvenir, l’enseignant doit expliciter chacun des aspects du code alphabétique :

    –        Correspondance graphème-phonème : enseignement systématique de la manière dont chaque lettre transcrit un son ; dans un ordre rationnel, en commençant par les correspondances les plus simples et les plus fréquentes. [1]

    –        Combinatoire des lettres : une étape essentielle et difficile pour l’enfant consiste à comprendre que les sonorités portées par chaque lettre se combinent pour former des syllabes. L’enseignement commence par les combinaisons les plus simples (CV = consonne voyelle, en commençant par les consonnes « continues » comme /f/, /ch/, /s/, /j/) et se poursuit par les combinaisons plus ardues : VC, CVC, CCV, CCCV, etc.

    –        Correspondance entre l’espace et le temps : la position des lettres, de gauche à droite, dans le mot écrit correspond à la séquence des sons dans le mot prononcé.

    Des progrès rapides sont obtenus lorsque ces éléments sont enseignés tous les jours. En effet, le sommeil consolide chaque nuit les apprentissages de la journée. De nombreux pays recommandent une séance quotidienne de lecture, d’au moins une demi-heure qui comprend successivement (1) l’introduction ou la révision d’une correspondance graphème-phonème spécifique (2) l’illustration de son rôle combinatoire dans des syllabes ou des mots courts (3) la lecture à haute voix et l’écriture de mots et pseudo-mots qui l’illustrent ; et ce tous les jours.

    A ce rythme, les échéances suivantes sont exigeantes mais réalistes :

    –        En fin de premier trimestre de CP: l’enfant connaît la prononciation dominante de toutes les voyelles et de la plupart des consonnes, et il sait donc lire à haute voix toutes les syllabes simples (CV et VC) qui font appel à des correspondances régulières

    –        Au cours des deux trimestres suivants, l’enfant apprend à maîtriser toutes les correspondances moins fréquentes et toutes les structures syllabiques.

    Notez que cet apprentissage ne passe pas nécessairement sur le seul B+A=BA (approche « synthétique » dans lequel on compose des syllabes, souvent dépourvues de sens, à partir de lettres connues). L’inverse est tout aussi efficace: partir d’un mot connu et le décomposer en lettres déjà connues (« sale » = s+a+l+e muet; approche « analytique »). Les deux approches se combinent utilement. L’essentiel est d’enseigner le rôle de la combinatoire des lettres dans la formation des mots écrits. En fin de CP, analyse et synthèse doivent être maîtrisés.

    A la fin du CP, l’enfant doit également maîtriser les autres « codes » qui, rassemblés, fondent la connaissance de la lecture : formes multiples de chaque lettre (minuscule et majuscule d’imprimerie, minuscule manuscrite), geste d’écriture, prononciation orale, et geste d’articulation. C’est pourquoi l’enseignant doit fournir aux élèves une entrée multi-sensorielle de haute qualité, comprenant l’articulation nette du son (mouvement des lèvres face à l’enfant) et le dessin de la forme de la lettre (tracée au tableau et reproduite par l’enfant).

    Ecrire convenablement les lettres et les mots fait également partie des objectifs clés du CP. La recherche a montré que l’enfant qui apprend conjointement à lire et à écrire mémorise mieux le code alphabétique. Combiner lecture et écriture est également avantageux pour surmonter une difficulté présente chez tous les enfants : la confusion des lettres en miroir (p, q, b, d). En effet, le geste d’écriture les différencie nettement. En fin de CP, ces confusions devraient déjà avoir disparu.

    La question des mots irréguliers. En français, la majorité des mots écrits sont suffisamment réguliers pour être décodés. Toutefois, pour faciliter la lecture des phrases, l’enfant gagnera à mémoriser quelques  mots de haute fréquence, partiellement irréguliers, que l’on a coutume d’appeler « mots outils ». Il s’agit de certains articles (les, des, aux…), pronoms (ils, mes, tes, ses…), auxiliaires et conjugaisons (suis, es, est, as, avez…), et quelques autres mots grammaticaux (à, vers, quand…) et mots irréguliers très fréquents (six, dix, sept, deuxième, automne, femme, compte, œuf, un fils…). On prendra garde à les introduire, non pas comme des formes à mémoriser globalement, mais comme des mots qui contiennent une prononciation inhabituelle (« dans le mot ‘six’, le x se prononce /s/ »). La lecture des mots irréguliers s’automatise naturellement, et il n’est donc pas nécessaire d’y consacrer beaucoup de temps.

    Objectif 2 : La compréhension des mots déchiffrés et des phrases simples

    Une fois que le décodage commence à se mettre en place, la compréhension du message doit être l’objectif suivant. Cette étape ne pose pas de difficulté si l’enfant a compris le « triangle de la lecture », c’est-à-dire la nécessité de décoder de façon systématique, sans deviner : d’abord identifier les lettres, ensuite les transcrire en sons, et enfin « écouter » ce qui est dit, en se servant du vocabulaire oral déjà connu (flèches marquées en jaune dans ce diagramme) :

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    Un objectif légitime est qu’en fin de CP, l’enfant maîtrise cette boucle et puisse donc lire tous les mots et les phrases qu’il connaît à l’oral, et ce dans les deux acceptions du mot « lire » : (1) prononcer le mot écrit à haute voix (2) comprendre de quel mot il s’agit et à quoi il fait référence.

    On comprend ici l’importance du vocabulaire oral : au moins au départ (en CP), la compréhension en lecture dépend de la connaissance préalable des mots à l’oral, ainsi que des constructions dans lesquelles ils apparaissent. Par la suite, c’est la pratique même de la lecture qui enrichira le vocabulaire de l’enfant, mais au départ, la connaissance préalable des mots à l’oral facilite grandement leur reconnaissance à l’écrit. Au CP, il faut donc continuer le travail sur le langage oral : tous les jours, une petite histoire peut être lue par l’enseignant ou par un élève plus avancé, et son sens expliqué et discuté. L’objectif est toujours d’enrichir le vocabulaire de 10 à 20 mots par jour.

     


    CE1 et CE2 : Automatisation du décodage et approfondissement de la compréhension

    En fin de CP, une fois le décodage maîtrisé, la lecture est possible, mais elle reste lente. L’objectif du CE1 et du CE2 est d’accélérer la lecture et de la rendre automatique, sans effort, afin que l’enfant puisse se concentrer sur le sens.

    Objectif 1 : L’automatisation du décodage

    Sur le plan neuro-cognitif, la voie directe (représentée en vert dans le diagramme présenté plus haut) doit se mettre en place : le cerveau passe alors directement et automatiquement de la chaîne de lettres à la compréhension du mot, sans déchiffrer.

    Il existe une mesure simple de cette automatisation : l’évolution de la vitesse de lecture en fonction du nombre de lettres des mots (voir diagramme). En CP, un enfant qui déchiffre met d’autant plus de temps que le mot comprend de lettres.[2] L’objectif pédagogique pour le CE1 et le CE2 est de réduire ce temps de lecture à un niveau pratiquement constant, au moins pour les mots de 2 à 5 lettres (chez l’adulte lecteur expert, ce temps est pratiquement constant pour des mots de 2 à 8 lettres).

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    Pour y parvenir, il faut simplement pratiquer la lecture. Plus l’enfant lit, puis il parvient à passer rapidement et directement de la séquence des lettres au mot correspondant, sans devoir le déchiffrer. Le décodage permet donc un « auto-apprentissage » : l’enfant déchiffre, écoute et comprend le mot écrit, et apprends ainsi à associer toute la chaîne de lettres avec le mot correspondant. Le CE1 doit donc continuer de comprendre des exercices quotidiens de déchiffrage et de lecture à haute voix. L’enfant doit également prendre l’habitude d’emprunter, dans la bibliothèque de classe, au moins un livre par semaine.

    La mesure du temps de lecture (et, bien sûr, des erreurs) est très utile pour dépister les enfants en difficulté. Il est tout-à-fait possible de mesurer ce temps de lecture chez chaque enfant une fois par trimestre, par simple chronométrage du temps mis pour lire une série de 20 mots de 2 lettres, 20 mots de 3 lettres, etc.

    Objectif 2. La compréhension détaillée des mots, des phrases et des textes

    Comprendre finement le sens d’un texte est, bien évidemment, l’objectif de toute pédagogie de la lecture. A mesure que la vitesse de décodage s’accélère, l’enfant parvient à garder plus de mots en mémoire à court terme, et peut donc, plus facilement, s’interroger sur le sens de la phrase toute entière. La compréhension des textes écrits peut dès lors faire l’objet d’exercices spécifiques, fondés sur des questions simples : qui fait quoi ? où et quand se passe l’action ? etc.

    En fin de cycle, l’enfant doit pouvoir comprendre n’importe quelle instruction écrite simple. C’est une condition indispensable à la poursuite de la scolarité, où la lecture joue un rôle indispensable dans l’énoncé des connaissances et des problèmes dans tous les domaines (mathématiques, sciences naturelles, etc.).

    Deux compétences spécifiques doivent se développer et peuvent faire l’objet d’un enseignement détaillé:

    Formation des mots. Le français est une langue dans laquelle la morphologie joue un rôle essentiel. Les morphèmes sont les plus petits éléments de sens qui composent les mots: racines, préfixes, suffixes et terminaisons grammaticales. Savoir prononcer à haute voix un mot comme « prévision » ne suffit pas: Pour comprendre ce qui est lu, il faut savoir décomposer le mot en pré+vis+ion, comprendre que « pré » signifie devant, avant; que la racine « vis » est reliée au le verbe « voir », etc. Tout bon lecteur effectue, automatiquement, une décomposition des mots qu’il rencontre et l’utilise pour comprendre les mots (connus ou nouveaux) et leur rôle dans la phrase. Comprendre finement la morphologie, y compris les terminaisons grammaticales (marques du pluriel, conjugaison des verbes) est un objectif ambitieux mais raisonnable pour le CE1 et le CE2.[3]

    Compréhension des textes. La compréhension des textes peut être entraînée par des exercices spécifiques : l’enseignement lit à l’enfant un court texte et, par des questions simples, aide l’enfant à raisonner sans deviner, en identifiant tous les indices disponibles (pronoms, adjectifs, adverbes, temps des verbes, etc). Cet entraînement à une compréhension fine et précise, initialement mené à l’oral, bénéficie ensuite à la compréhension de textes écrits.[4]


    Quels enfants sont concernés ?

    Les lignes qui précèdent fixent un objectif ambitieux qui devrait s’appliquer à tous les enfants (100% d’une classe). Les enquêtes de l’OCDE montrent que les pays où l’école réduit le mieux les inégalités (par exemple la Finlande) sont précisément ceux qui fixent l’objectif ambitieux de mener tous les élèves d’une classe au bout du programme fixé.

    On m’objectera qu’il existe des enfants qui ne parviennent pas à suivre pour des raisons de handicap (surdité, dyslexie).[5] Toutefois, ce pourcentage est faible. De plus, il n’y aucune fatalité à ce que ces enfants, dont le handicap est circonscrit à un domaine particulier et qui peuvent présenter des compétences remarquables dans d’autres domaines (par exemple les mathématiques), décrochent de l’ensemble du système scolaire. Il faut, là encore, que le programme se donne l’objectif ambitieux de conserver la très grande majorité de ces enfants dans un cycle scolaire normal, donc (1) de les diagnostiquer convenablement par des tests en début d’année; (2) d’intervenir de façon efficace par des compléments d’enseignement adaptée, y compris en faisant appel à l’informatique (par exemple le logiciel GraphoGame bientôt disponible en version française). La recherche montre que les enfants « dys » bénéficient du programme pédagogique décrit plus haut, mené avec encore plus de régularité jour après jours.

    Le programme doit donc rappeler que l’école et donc le maître ou la maîtresse sont les premiers responsables de la prise en charge des enfants en difficulté, bien avant d’autres intervenants comme le psychologue ou l’orthophoniste.

    Trop d’enseignants se font à l’idée que, chaque année, deux ou trois enfants décrochent par classe. C’est cependant là un pourcentage élevé et inacceptable : 10 à 15% d’élèves déjà en difficulté ! Trop d’enseignants considèrent également que, puisque le premier cycle comprend trois ans, si un enfant n’atteint pas les objectifs de fin de CP, il disposera encore du CE1 et du CE2 pour se rattraper. Dans l’état actuel des programmes, cela me parait une fuite en avant dangereuse, car l’enseignant des classes suivantes « suit le programme » sans nécessairement adapter son enseignement au niveau réel de chaque élève. Le rattrapage n’est possible que dans une classe à pédagogie flexible (par exemple de type « Montessori », où l’enfant choisit ses exercices). Il serait souhaitable que l’Education Nationale adopte ces pratiques souvent efficaces et adaptées au rythme et à la curiosité de chaque enfant. 


    Comparaison avec les programmes actuels

    La requête du Conseil supérieur des programmes se termine par la question « Auriez-vous des recommandations à faire sur la forme et l’écriture des futurs programmes ? ». Cette question appelle plusieurs remarques.

    Premièrement, il me semble qu’il y a un mal français bien particulier, qui consiste à théoriser excessivement le contenu de l’enseignement, à l’aide d’un jargon linguistique guère accessible aux parents et même parfois aux enseignants. Il me parait fondamental de revenir à une formulation simple et concrète, compréhensible par des non-spécialistes, et notamment les parents.

    Deuxièmement, au pays de Descartes, le « programme » est souvent conçu comme une liste de compétences idéales et abstraites que l’enfant devrait maîtriser. Il ne se prononce que peu ou pas sur les outils pédagogiques qui permettent d’atteindre ces objectifs. Il faut revenir sur cette idée. Un bon programme devrait être systématiquement accompagné de recommandations pédagogiques précises et exigeantes. Dans cette lettre, j’ai essayé de préciser quels types d’organisation scolaire sont utilisés dans d’autres pays pour atteindre les objectifs de la lecture : la répétition quotidienne d’exercices de décodage, la lecture à haute voix quotidienne, l’écriture combinée à la lecture, les exercices de compréhension, etc. 

    Troisièmement, un bon programme doit présenter des priorités claires. Dans le domaine de la lecture, je constate que les programmes diluent souvent les objectifs pertinents parmi d’autres moins prioritaires. Le programme de 2008 mentionne ainsi que les enfants doivent savoir décoder les mots, mais aussi « prendre appui sur l’organisation de la phrase ou du texte qu’ils lisent », lire des « textes du patrimoine et d’œuvres destinés aux jeunes enfants, dont la poésie », « rédiger de manière autonome un texte court » et même « utiliser l’ordinateur : écriture au clavier, utilisation d’un dictionnaire électronique ». Il serait merveilleux que les enfants maîtrisent toutes ces compétences, mais cet objectif ne peut pas être atteint avant celui, prioritaire, de savoir lire à haute voix n’importe quel texte écrit. Un programme clair sur ces points éviterait de voir des manuels qui, dès les premières semaines de CP, proposent des activités aussi floues que d’« entrer dans le monde de l’écrit », de « s’approprier un texte », de « repérer les fonctions de l’écrit », et même de « lire entre les lignes » …!

    Je dois dire enfin que, si le contenu des programmes ne m’a pas excessivement choqué, l’examen de certains manuels de lecture m’a paru affligeant. Il me semblerait judicieux que la commission se penche sur l’adéquation de chaque manuel avec les programmes et les recommandations pédagogiques des chercheurs et de l’Observatoire National de la Lecture, et n’hésite pas à émettre des recommandations précises aux enseignants.

    Stanislas Dehaene

  • Principe d’adaptation au niveau de l’enfant

    L’approche que nous proposons se base sur les connaissances actuelles sur l’apprentissage. C’est un canevas qui permet d’informer l’action pédagogique mais qui ne doit pas être suivi de façon mécanique. Le bon enseignant n’est pas celui qui parcourt les pages d’un manuel sans se préoccuper de savoir si les élèves suivent, mais celui qui propose, jour après jour, des défis adaptés au niveau des enfants et les entraîne en douceur au-delà de leurs connaissances actuelles. C’est à ce prix que l’enfant reste stimulé mais pas découragé, avec toujours le sentiment de progresser.

    Détecter les difficultés, adapter les exercices

    La stratégie que nous préconisons repose sur l’adaptation permanente des exercices au niveau des enfants :

    • Si tel enfant meurt d’envie de lire un mot compliqué, pourquoi ne pas lui expliquer dès maintenant plutôt que dans trois mois ? À condition de prendre le temps de lui donner, rationnellement, toutes les explications dont il a besoin, en suivant les principes énoncés plus haut.
    • À l’inverse, si les enfants n’ont pas compris comment la combinaison d’une consonne et d’une voyelle donne une syllabe, n’allons pas plus loin et concentrons-nous sur cette difficulté centrale, en variant les exemples.7

    Evaluer régulièrement les compétences

    L’évaluation régulière des compétences est indispensable pour ajuster l’enseignement aux besoins de l’enfant. C’est pourquoi un bon enseignant doit régulièrement évaluer chaque enfant par de petits tests.

    La recherche en psychologie expérimentale démontre que l’enfant lui-même est le premier bénéficiaire de ces tests : il progresse en se rendant compte, par lui-même, de ce qu’il ne sait pas. C’est l’auto-évaluation, préalable indispensable à un apprentissage autonome, où l’enfant lui-même choisit d’approfondir les sujets qu’il ne maîtrise pas.

    S’adapter à une classe hétérogène

    On objectera, à juste titre, qu’il n’est pas facile de mettre en œuvre ces idées lorsque l’enseignant doit faire face à une classe nombreuse et hétérogène.

    • Souvenons-nous d’abord que la classe entière peut bénéficier de travaux collectifs destinés aux élèves moins avancés – la répétition est la clé de la routinisation.
    • Une autre solution passe par l’autonomie des enfants : dans certaines écoles inspirées par Maria Montessori, chaque enfant choisit des exercices individuels qu’il réalise ensuite seul, à son propre rythme. Le fait de se fixer soi- même, chaque semaine, des objectifs ambitieux, constitue déjà une excellente pédagogie.
    • Enfin, toute école digne de ce nom devrait réserver des périodes spécifiques au soutien individuel des enfants en difficulté. Leur rattrapage maintient la cohésion de la classe et garantit donc la possibilité même de maintenir une pédagogie de groupe, tout au long de l’année.
  • Principe d’engagement actif, d’attention et de plaisir

    Comment faciliter au maximum l’apprentissage? Les recherches en neurosciences ont identifié plusieurs facteurs qui modulent la vitesse de l’apprentissage et la durée de la mémoire :

    L’engagement actif de l’enfant

    • Pour apprendre rapidement, l’enfant doit être sollicité, engagé, actif. L’apprentissage est le plus efficace lorsque l’enfant, sollicité par une question ou un exercice, essaie de générer de lui-même une réponse (à haute voix ou mentalement).

    L’attention

    • Faire attention à un aspect du monde extérieur amplifie massivement l’activation cérébrale qu’il évoque. Lorsqu’elle est orientée vers le bon niveau de codage de ce qui doit être appris, l’attention accélère l’apprentissage. Apprendre, c’est aussi apprendre à faire attention.

    Le plaisir

    • L’apprentissage est facilité lorsque l’enfant est récompensé de ses efforts. Aucun enfant n’est insensible aux récompenses matérielles ni aux bonnes notes. Cependant, le regard des autres est une motivation plus importante encore. Le sentiment d’être apprécié ou admiré, la conscience que l’enfant a de progresser, de réussir quelque chose qui lui paraissait difficile, apportent leur propre récompense.

    Nos recommandations

    En résumé, l’enseignant doit proposer un environnement motivant, où l’enfant est actif, trouve du plaisir à apprendre, se sent autorisé à faire des erreurs (qui sont rapidement corrigées), et où il est toujours récompensé de ses efforts.

    Les activités doivent être ludiques et faire appel, par exemple pour la lecture, à des jeux de rimes, des comptines, des « mots tordus », etc. Elles doivent stimuler la participation et la créativité de l’enfant.

  • Principe de choix rationnel des exemples et des exercices

    Les exemples et les exercices qui sont proposés à l’enfant doivent être sélectionnés avec le plus grand soin. Pas question de choisir des mots ou des textes au petit bonheur !

    En effet, l’enfant s’appuie sur toutes les situations qu’il rencontre pour en inférer ce qu’il pense être la règle ou la réponse attendue de l’enseignant. Voici donc quelques règles simples :

    Concordance avec l’enseignement

    Au cours des premières leçons, il faut éviter de proposer des mots qui font appel à des associations entre graphèmes et phonèmes qui n’ont pas encore été apprises. Comment l’enfant pourrait-il les lire ? Cela l’inciterait à deviner plutôt qu’à décoder… et à croire que lire, c’est deviner.

    Dans les premières semaines de lecture, on ne proposera donc à l’enfant que des mots ou des phrases spécialement écrites avec les quelques graphèmes qui lui ont été enseignés (“papa”, “lili”, “Ali a réussi à lire”). Ce n’est pas un problème: il aura bien le temps de lire des textes plus complexes dans les mois qui viennent. On peut tout à fait faire lire à l’enfant des mots rares formés des letttres qu’il connait (le lasso, la sole…). Cela ne peut qu’enrichir son vocabulaire.

    Certaines méthodes de lecture proposent de copier ou de “lire” des textes quelconques dès les premières semaines, sous prétexte de “faire entrer l’enfant dans le monde de l’écrit”, sans tenir compte du fait que l’enfant ne dispose pas encore des connaissances suffisantes pour les décoder. Elles se trompent de cible. L’enfant ne peut rien en faire. Au mieux, il perd son temps; au pire, son attention se détourne du niveau des lettres, et il risque de développer des stratégies de lecture inappropriées.

    Proscrire les mots mal orthographiés

    Nous suggérons également de ne jamais présenter de mots erronés ou mal orthographiés. En effet, l’enfant finirait par mémoriser ces erreurs.

    Dès que possible, les exemples choisis feront donc appel à de vrais mots du français ou, au début de l’apprentissage, à des syllabes fréquentes. On peut à la rigueur utiliser des « mots tordus » pour faire comprendre de subtiles différences (par exemple, boule ou doule pour apprendre à distinguer les lettres en miroir) –, mais, même dans ce cas, il est souvent possible de choisir de vrais mots (par exemple, balle ou dalle).

    Varier les exemples et les exercices

    Les enfants en difficulté adoptent parfois des stratégies qui se substituent à la lecture authentique, telle que la mémorisation par cœur des pages des manuels. C’est pourquoi l’enseignant doit éviter de s’appuyer sur quelques posters figés ou sur quelques pages d’exemples stéréotypés, dont l’enfant aura vite fait d’apprendre par cœur la disposition et le contenu. Chaque nouvelle leçon de lecture doit s’accompagner d’une variété de nouveaux exemples, présentés dans un ordre toujours différent.

    Distinguer le nom et le son des lettres

    La connaissance du nom conventionnel des lettres (‘a’, ‘bé’, ‘cé’, ‘dé’, ‘euh’, ‘èf’…) est un signe de précocité de l’enfant, qui prédit l’apprentissage de la lecture. Toutefois, cette connaissance peut gêner l’enfant quand il commence à apprendre à lire : en effet p suivi de i se lit ‘pi’ et non ‘péi’. C’est pourquoi, au cours des premières séances d’enseignement consacrées à l’apprentissage du code, il faut distinguer clairement le nom des lettres du son des lettres : le son que fait la lettre f dans un mot est ‘fff ’ et non ‘ef’.

  • Principe de transfert de l’explicite vers l’implicite

    Qu’est-ce que l’automatisation?

    Pour que l’enfant lise de façon efficace, il est indispensable que la lecture s’automatise : l’enfant ne doit plus avoir besoin de réfléchir à chaque lettre et à chaque son.

    Avec la pratique régulière de la lecture, l’enfant passe d’une lecture lente, consciente, avec effort, à une lecture fluide et rapide.

    Au début, l’enfant applique les correspondances graphèmes-phonèmes sous forme de règles explicites : il retient, dans sa mémoire explicite, que “qu” se prononce /k/, que “oi” se prononce /wa/, et c’est ainsi qu’il lit le mot “quoi”, avec beaucoup d’efforts et de lenteur. Par la suite, la rencontre quotidienne de nombreux exemples rend le décodage de plus en plus routinier et fondé sur des connaissances implicites.

    Le transfert de la mémoire explicite vers la mémoire implicite joue un rôle essentiel, car il libère l’esprit de l’enfant, qui peut mieux réfléchir au sens du texte.

    Le regard s’accélère

    Avec l’automatisation, l’enfant n’a plus besoin de regarder chacune des lettres, mais son regard se déplace avec agilité d’un mot à l’autre, en sautant les petits mots, car il reconnaît d’un seul coup tout un ensemble de lettres:

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     Deux phases dans l’enseignement

    L’enseignement de la lecture doit donc prendre en compte deux étapes distinctes :

    • Une phase d’enseignement explicite, essentiellement la première année, où l’enfant apprend les règles de décodage des mots écrits, comme expliqué plus haut.
    • Une phase d’apprentissage implicite, qui s’étend sur plusieurs années, où l’enfant automatise ces règles. L’efficacité de cette phase dépend avant tout de la fréquence et de l’intensité des lectures. Les parents et les enseignants doivent donc entourer l’enfant d’un environnement propice : lectures quotidiennes, visites en bibliothèques, exercices oraux ou écrits, etc. La création systématique de mini-bibliothèques dans les classes serait une excellente chose, afin que même les plus jeunes enfants prennent l’habitude de lire au moins un petit livre par semaine.
  • Principe d’apprentissage actif associant lecture et écriture

    Apprendre à écrire facilite l’apprentissage de la lecture.

    De nombreuses recherches démontrent que la lecture s’améliore lorsque l’enfant apprend le tracé des lettres en les écrivant. L’écriture des lettres facilite la mémoire des correspondances graphèmes-phonèmes et aide à distinguer les lettres en miroir comme b et d.

    Avant même le CP, la préparation à la lecture peut inclure, avec bénéfice, des exercices tels que l’exploration active des lettres par le toucher, dans l’ordre exact qui servira ensuite à les écrire.

    Au CP, outre l’écriture, il est également bénéfique que les enfants apprennent à composer des mots à partir des lettres. Ils remarqueront au passage que les mêmes lettres, selon leur ordre, permettent de composer toutes sortes de mots.

    Des activités d’écriture à la main, et de composition de mots à l’aide de lettres mobiles, où l’enfant joue un rôle actif et créatif, devraient donc être pratiquées tous les jours, en association très étroite avec les activités de lecture.

    Attention aux erreurs d’orthographe !

    Il importe toutefois d’éviter que, via ces activités, l’enfant construise des mots mal orthographiés (par exemple, anfan), ce qui le conduirait à mémoriser implicitement une orthographe fausse (voir le Principe de choix rationnel des exemples et des exercices).

    C’est pourquoi les exercices de composition et de dictée doivent initialement s’appuyer sur des mots réguliers (table, chou, etc. – surtout pas femme ou automne !).L’enseignant doit également corriger les erreurs de régularisation phonologique (auto écrit oto) en expliquant l’existence d’une orthographe conventionnelle.

  • Principe de progression rationnelle

    Par où commencer l’apprentissage des correspondances graphème-phonème?

    L’analyse de la langue française montre que certains graphèmes doivent passer en tout premier, par leur fréquence ou leur régularité. Il ne s’agit pas forcément de lettres isolées : le groupe de lettres “ou”, par exemple, est l’un des plus faciles du français, car il se prononce toujours de la même manière: /ou/. A l’inverse, la lettre c a une prononciation tantôt dure (car), tantôt douce (cet), tantôt modifiée par une autre lettre (chat) : elle ne doit pas être abordée trop tôt, sous peine de semer la confusion dans l’esprit de l’enfant.

    Les paramètres linguistiques suivants influencent la difficulté de la lecture et déterminent ainsi une progression rationnelle d’apprentissage.

    Régularité des relations graphèmes-phonèmes

    Il faut enseigner les correspondances graphèmes-phonèmes en fonction de leur régularité statistique : les correspondances les plus régulières doivent être apprises en premier. Par exemple, la lettre r se prononce presque toujours ‘r’, tandis que la lettre s se prononce tantôt ‘ss’ et tantôt ‘z’ : la lettre t sera donc introduite avant la lettre s.

    Fréquence des graphèmes et des phonèmes

    Un second facteur est la fréquence d’usage : les graphèmes les plus fréquents, ceux qui permettent de lire le plus grand nombre de mots, seront introduits en premier.

    En français, les lettres les plus fréquentes sont: E, S, A, N, T, I, R, U, L, O, C. L’enfant qui maîtrise ces lettres et leurs combinaison saura lire de très nombreux mots.

    Un exemple de progression rationnelle: les 42 premières leçons du manuel “Je lis j’écris”, qui d’après une enquête récente, obtient les meilleurs résultats chez les enfants défavorisés.

    ProgressionJeLisJecris

    Facilité de prononciation des consonnes isolées

    Pour faciliter la compréhension de la règle fondamentale de l’alphabet (chaque lettre ou suite de lettres correspond à un phonème), nous proposons d’introduire en premier les consonnes « continues » qui peuvent pratiquement se prononcer seules, en l’absence de voyelle. En français, il s’agit :

    • des consonnes liquides comme ‘l’ ou ‘r’ ;
    • des nasales comme ‘m’ ou ‘n’ ;
    • des fricatives comme ‘f ’, ‘v’, ‘j’, ‘ch’, ‘z’ et ‘s’.

    Il est en effet facile d’expliquer à un enfant que f suivie de a se lit /fa/ : en articulant très lentement, on entend littéralement le son ‘fff ’ suivi du ‘a’.

    Les consonnes continues seront introduites avant les consonnes occlusives comme ‘p’, ‘t’, ‘k’, ‘b’, ‘d’, ou ‘g’, car l’enfant a plus de difficultés à comprendre que p suivie de i se lit ‘pi’ (surtout pas ‘péi’ !).

    Complexité de la structure syllabique

    Il est difficile pour l’enfant de lire les syllabes qui comportent des groupes de consonnes consécutives, comme les groupes “str” et “ct” du mot “strict”. C’est pourquoi, au cours de l’apprentissage de la lecture, on travaillera d’abord les structures consonne-voyelle (CV) et voyelle-consonne (VC), qui sont les plus simples. Les structures consonne-voyelle-consonne (CVC) viendront ensuite, et enfin celles qui comprennent des blocs de consonnes (CCV, CCCV, etc.).

    Inséparabilité des graphèmes complexes

    Certains phonèmes s’écrivent à l’aide de graphèmes dits complexes, car ils sont composés de plusieurs lettres (par exemple ou, an, au, eau, ch, qu, etc.). Certains sont très fréquents: ils doivent être introduits relativement tôt dans la progression, en particulier ceux qui sont les seuls permettant de transcrire un phonème (ou, ch, an, on, un, etc.).

    L’enfant doit comprendre que les graphèmes sont des unités purement conventionnelles qui se lisent comme un tout et qui échappent aux règles normales de l’assemblage. b + a fait ‘ba’, mais a + n fait ‘an’ et non pas ‘ane’. Pour faciliter la mémorisation de ce qui peut apparaître à l’enfant comme une contradiction, on peut présenter ces graphèmes sous la forme d’une seule entité inséparable : on les imprime sur un même carton, ou on les écrit d’une même couleur.

    En résumé, on gagnera à expliquer à l’enfant que MOUTON = M + OU + T + ON

    Lettres muettes

    La présence de lettres muettes (par exemple le e de « fée ») est l’une des difficultés particulières et fréquentes du français, qu’il faut donc enseigner précocement. Certaines d’entre elles – mais hélas pas toutes – donnent des indications précieuses sur la morphologie des mots, que l’on peut et doit enseigner à l’enfant. Ainsi, le e de « amie » indique le féminin… mais hélas pas celui de « lycée ». De même le s de « amis » signale un pluriel, mais pas celui du mot « mais ».

    Pour mieux faire comprendre à l’enfant que ces lettres ne sont pas prononcées, on peut les imprimer dans une couleur ou une police particulière (par exemple en gris clair ou en lettres blanches avec de fins contours noirs).

    Fréquence des mots

    Ne soyons pas des extrémistes du ‘b-a : ba’ ! Pour que l’enfant puisse lire rapidement de petits textes qui ont un sens, enseignons-lui sans tarder quelques mots de haute fréquence, même s’ils ne sont pas réguliers. Nous suggérons d’introduire assez vite :

    • les articles (les, des, aux…)
    • les pronoms (nous, ils, mes, tes…)
    • les auxiliaires (suis, es, est, as, eu comme dans “j’ai eu”)
    • quelques mots grammaticaux (à, vers, dans, sans, avec, quand, alors, après, avant, mais…).

    Ces mots outils, tout comme un petit nombre de mots irréguliers mais très fréquents (six, dix, sept, deuxième, automne, femme, compte, œuf, un fils…) peuvent être appris par cœur au cours de la première année de lecture.

    Rôle des morphèmes

    L’accès au sens s’appuie beaucoup sur la décomposition en morphèmes (orthophonistes = ortho + phon + iste + s). Au delà du CP, une fois maîtrisé le décodage graphème-phonème, on peut enseigner explicitement aux enfants les morphèmes et leur combinatoire, en prenant à nouveau en compte leur fréquence et leur régularité statistique. Beaucoup de maîtres enseignent les terminaisons grammaticales des verbes et des noms, mais trop rarement pour les préfixes, les suffixes et les racines. L’étymologie du français est pourtant passionnante et instructive !

    (Ce texte est adapté du chapitre “Les grands principes de l’enseignement de la lecture” de l’ouvrage Apprendre à lire : Des sciences cognitives à la salle de classe, dirigé par Stanislas Dehaene et publié aux éditions Odile Jacob.)

  • Principe d’enseignement explicite du code alphabétique

    L’alphabet du français fonctionne selon des règles simples : les lettres s’assemblent de gauche à droite et leurs combinaisons (les graphèmes) transcrivent les sons du langage (phonèmes) selon les correspondances graphème-phonème. Ces règles ne vont pas de soi pour l’enfant: elles doivent lui être enseignées explicitement. Examinons-les une par une.

    Correspondances graphèmes-phonèmes

    C’est l’idée la plus élémentaire, mais également celle qui pose le plus de difficultés : chaque lettre ou groupe de lettres correspond à un son, et leur assemblage compose les syllabes et les mots.

    Les enfants n’ont pas trop de difficulté à comprendre les voyelles: le phonème s’entend et il correspond directement à une lettre (a, e, i, o, u) ou à un groupe de lettres (ou, on, etc.).

    Pour les consonnes, tout se complique, car les phonèmes ne s’entendent pas vraiment. Seuls certaines consonnes comme ‘f ’ ou ‘ch’ peuvent se prononcer de manière isolée. Les autres peuvent seulement se deviner dans le geste particulier que fait la bouche pour prononcer par exemple ‘pa’, ‘pi’, ‘ap’, ‘ip’… L’émergence d’une représentation explicite des phonèmes (comme la reconnaissance du même son dans ‘ap’ et ‘pa’) est une vraie révolution mentale pour le cerveau de l’enfant.

    Ainsi, les correspondances graphème-phonème doivent s’apprendre une par une (la simple exposition à des mots écrits ne suffit pas à les deviner). Rappelons également que seule la maîtrise des règles de décodage permettra de lire des mots nouveaux.

    Combinatoire des lettres ou des graphèmes

    OrdreDesLettres

    Sitôt les associations graphèmes-phonèmes apprises sur quelques voyelles et quelques consonnes, l’enfant doit comprendre que ces lettres peuvent se combiner pour former des syllabes. Il faut lui montrer que, lorsqu’on les arrange entre elles, leur prononciation ne change généralement pas mais forme de nouvelles combinaisons. On introduira donc chaque nouveau graphème dans de multiples combinaisons, en montrant comment une même consonne, combinée à différentes voyelles, en modifie la prononciation (‘la’, ‘lé’, ‘li’, ‘lo’, ‘lu’) et inversement,  (‘la’, ‘ra’, ‘ma’, etc.).

    Mobilité des lettres ou des graphèmes

    Le déplacement des lettres change la prononciation de la chaîne de caractères. L’enfant doit comprendre que la lettre p est une unité mobile qui peut former ‘pa’, mais aussi ‘pi’, ‘po’, ou encore ‘ip’ par un simple changement d’ordre. Cette prise de conscience peut être facilitée par l’utilisation de lettres ou de graphèmes mobiles (aimantés, découpés ou imprimés sur des cartons).

    Correspondance spatio-temporelle

    L’enfant doit encore découvrir qu’on lit le français de gauche à droite, c’est-à-dire que l’ordre spatial des lettres correspond systématiquement à l’ordre temporel des phonèmes. Parcourir ainsi les lettres ne va pas de soi : l’enfant doit dompter son regard et son attention spatiale afin de les coordonner finement avec le processus d’assemblage des phonèmes en syllabes. D’où l’importance de faire alterner les structures consonne-voyelle et voyelle-consonne, en montrant à l’enfant qu’elles se prononcent de façon différente (li ≠ il).

    Pour les enfants qui ont des difficultés d’attention ou de motricité, l’utilisation du doigt, qui glisse de gauche à droite le long du mot, ou d’une fenêtre coulissante, qui ne laisse voir qu’une partie du mot et que l’on dévoile toujours de gauche à droite, pourra s’avérer très utile.

    Discrimination en miroir

    Manuscritpqbd

    L’enfant pré-lecteur ne comprend pas nécessairement que les lettres en miroir (b et d, p et q) sont distinctes  : son système visuel les traite comme des objets identiques, mais vus sous des angles différents (cliquez ici pour plus d’explications).

    Il faut donc lui enseigner explicitement à « briser cette symétrie », en lui expliquant que ces lettres en miroir sont distinctes, qu’elles s’écrivent avec des gestes différents et se prononcent différemment. Combiner la prononciation et le tracé de la lettre s’avère une excellente méthode.

  • Quelques recommandations éducatives sur la lecture

    Une science de la lecture…

    Il existe aujourd’hui une véritable science de la lecture: son organisation interne, ses mécanismes cérébraux, son apprentissage ont fait l’objet de nombreuses études scientifiques.

     … au service des enseignants

    Peut-on en tirer des conclusions fermes pour l’enseignement? Nous pensons que oui: il existe des règles claires que chaque enseignant devrait connaître et qui facilitent et accélèrent l’apprentissage de la lecture.

    L’objectif n’est pas de définir « la » méthode scientifique de lecture, mais plutôt de présenter les principes éducatifs qui facilitent la découverte de la lecture, comme l’ont montré des dizaines d’études expérimentales. Ces idées n’ont rien de révolutionnaire et bien des enseignants les jugeront naturelles ; l’Observatoire national de la lecture les a notamment soulignées dans ses publications depuis plus d’une décennie.

    L’existence de grands principes éducatifs n’est absolument pas incompatible avec la liberté pédagogique. En fait, de nombreuses approches sont compatibles avec nos principes. Ainsi, chaque enfant doit bien sûr apprendre les correspondances entre graphèmes et phonèmes et comprendre le “b-a : ba”, c’est-à-dire la manière dont on compose des syllabes et des mots à partir de lettres. Mais cette idée peut également s’enseigner dans le sens inverse, en partant d’un mot simple et connu et en le disséquant en phonèmes afin d’en reconstituer la prononciation. Ainsi, les approches analytiques (qui partent du mot pour le décomposer en lettres) semblent tout aussi valables que les approches synthétiques (qui partent des lettres pour composer des syllabes et des mots)  – à condition, bien entendu, que l’enfant prête bien attention aux graphèmes et aux phonèmes, et non pas à la globalité du mot.